CONTENTIEUX DE RUYTER – Ep. 3 & 4

Suites d’un imbroglio juridique qui n’en termine plus…

Pour plus de clarté, nécessaire dans ce contexte particulièrement nébuleux, retour sur la genèse d’un contentieux de longue haleine :

Le contentieux des prélèvements sociaux dit De Ruyter[1] risque d’avoir encore de beaux jours devant lui, et la volonté du législateur de se mettre en conformité (via la loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2019) avec la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE ci-après), n’y changera rien.

1991 : La loi de finances instituait, à compter du 1er janvier, la CSG, due par les personnes physiques domiciliées fiscalement en France. 

Reposant sur le « principe de solidarité nationale », selon la formule du Conseil constitutionnel[2], la CSG est dès son origine une contribution proportionnelle visant, notamment, au financement de la protection sociale.

Bien que cette contribution, proportionnelle, visait au même taux (1,1% en 1991) l’ensemble des revenus des contribuables rentrant dans son champ d’application, et ce, qu’ils proviennent du travail ou du capital, le Conseil constitutionnel a considéré que la CSG recouvrait trois contributions.

Ainsi, « la contribution sociale sur les revenus d’activité et sur les revenus de remplacement », « la contribution sociale sur les revenus du patrimoine » et « la contribution sociale sur les produits de placements »[3], constituent des contributions distinctes les unes des autres. Il convient d’ores et déjà de noter, qu’initialement, n’étaient assujettis à la CSG que les personnes physiques fiscalement domiciliées en France.

Par ailleurs, l’affectation bigarrée du produit de la CSG à des caisses contributives pour certaines, non contributives pour d’autres, à l’instar des autres prélèvements sociaux concernés par ce contentieux, a largement contribué à camoufler lesdites cotisations dans une zone grise, dans laquelle ceux qui s’y sont aventurés, peinent à en déterminer les contours.

Pour rappel, dans ses premiers balbutiements, les produits des différentes contributions de la CSG étaient affectés uniquement à la CNAF[4], puis étendus, en sus, au FSV[5], avant d’être également affectés à la CADES[6], les régimes obligatoires d’assurance maladie, ainsi qu’à la CNSA[7] relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées.

La CRDS a été créée par la suite pour être affectée exclusivement à la CADES. S’agissant des prélèvements de solidarité, prélèvement social et contribution additionnelle au prélèvement social, introduits ultérieurement, les caisses auxquelles ils ont été affectées, ont changé régulièrement, au gré des lois de financement de la Sécurité Sociale.

A propos des contributions composant la CSG, le Conseil constitutionnel avait déterminé, dès l’origine, que celles-ci constituaient des « impositions de toutes natures » au sens de l’article 34 de la Constitution, et non des « cotisations sociales ».

Le Conseil d’Etat s’était également prononcé en ce sens, eu égard au fait que l’obligation faite par la loi d’acquitter la CSG est « dépourvue de tout lien avec l’ouverture d’un droit à une prestation ou un avantage servis par un régime de sécurité sociale »[8], avant de prendre en considération la nature de cotisation sociale au sens des Règlements européens et de reconnaître, en conséquences, sa nature duale. La Cour de cassation a, quant à elle, effectué le cheminement inverse, considérant pendant un temps qu’il s’agissait d’une cotisation de sécurité sociale « du fait de son affectation exclusive au financement des divers régimes de sécurité sociale »[9], avant de s’aligner récemment sur la position du Conseil d’Etat, considérant qu’elle avait nécessairement une nature duale, ayant à la fois le caractère « d’imposition de toute nature au sens de l’article 34 de la Constitution », et celui de « cotisation de sécurité sociale au sens des Règlements européens »[10].

On peut considérer que ce sont cette décomposition en trois contributions distinctes (une quatrième composante, plus marginale, ayant été créée ultérieurement, assise sur les jeux d’argent), l’affectation de leurs produits à des caisses diverses, ainsi que la reconnaissance d’une nature hybride à la CSG (et par la suite d’autres prélèvements sociaux) qui constituent l’origine du contentieux.

En effet, les Règlements européens CEE n° 1408/71 et CE n° 883/2004 ont posé le principe d’unicité de législation en matière de sécurité sociale selon lequel les contribuables n’ont pas à participer au financement des régimes de sécurité sociale d’un Etat dans lequel ils ne sont pas affiliés.

Or, dès 2000, la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE ci-après) avait condamné la France par deux arrêts[11] à propos de la CSG sur les revenus d’activité et de remplacement. En effet, la CJCE avait considéré que la France avait violé le Règlement CEE n° 1408/71, en ayant assujetti à la CSG, ces revenus perçus par des travailleurs salariés et indépendants qui résidaient en France, alors qu’ils travaillaient dans un autre Etat européen soumis au Règlement et qu’ils étaient affiliés à la législation de sécurité sociale de cet Etat. Cette condamnation avait conduit le législateur français à intervenir et à modifier le champ d’application de la CSG, afin de se mettre en conformité avec la jurisprudence communautaire, n’étant dès lors assujettis à la CSG sur les revenus d’activité et de remplacement, que les seuls résidents fiscaux français également à la charge d’un régime obligatoire français d’assurance maladie.

Néanmoins, les revenus du patrimoine et les produits de placement n’étaient pas concernés par cette jurisprudence.

Or, le législateur avait étendu, à compter du 1er janvier 2012, le spectre des personnes assujetties aux prélèvements sociaux : désormais, y étaient également soumis les non-résidents fiscaux français pour leurs revenus fonciers et les plus-values immobilières de source française.

C’est dans ce contexte que la CJUE était intervenue via l’affaire très médiatisée De Ruyter[12], saisie par le Conseil d’Etat via une Question préjudicielle. Elle avait ainsi considéré que les prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine relevaient bien des Règlements européens susmentionnés, dans la mesure où ils étaient affectés au financement de la protection sociale, cette affectation étant caractérisée, dès lors qu’un lien direct et suffisamment pertinent existe entre ce prélèvement et les branches de la sécurité sociale énumérées à l’article du Règlement CEE n° 1408/71. La Cour européenne a considéré que dans un tel cas de figure, il est égal qu’un prélèvement soit qualifié d’impôt par une législation nationale.

En considération de ces éléments, la CJUE en avait conclu que ces prélèvements obéissaient donc au principe d’unicité de la législation sociale posé par les Règlements européens, à l’instar de ses décisions rendues en 2000 à propos des revenus d’activité et de remplacement.

Prenant acte de cette décision de la CJUE, l’Administration fiscale française avait procédé au remboursement des prélèvements sociaux indûment acquittés par les personnes physiques assujetties à un régime de sécurité sociale d’un autre Etat rentrant dans le champ d’application des Règlements.

Le législateur était alors promptement intervenu, dans le cadre de la loi de Financement de la Sécurité Sociale pour 2016, afin de rétablir la possibilité d’assujettir aux prélèvements sociaux ces mêmes contribuables. Ainsi, avait-il changé l’affectation de leurs produits afin de les maintenir dans la « sphère sociale », de sorte, qu’à compter du 1er janvier 2016, ceux-ci étaient affectés « au financement exclusif de prestations sociales non contributives », à savoir, selon le législateur, le FSV, la CADES et la CNSA. La CSG n’était ainsi plus affectée pour partie aux régimes obligatoires d’assurance maladie. En effet, ces organismes serviraient des prestations non contributives, dont l’attribution n’est pas subordonnée à une condition tenant à l’affiliation à un régime de sécurité sociale.

Le contentieux ne s’en était pas tari pour autant, nombre de contribuables ainsi que leurs conseils avisés estimant, en dépit de cette réaffectation, que leur assujettissement aux prélèvements sociaux dans les conditions précitées, restait contraire au droit communautaire, eu égard auxdits Règlements.

Si la plupart des juridictions administratives avaient considéré que tel n’était pas le cas, la Cour administrative d’appel de Nancy s’était salutairement démarquée à travers un arrêt rendu en 2018[13], par lequel elle avait considéré que la CADES et la 1ère section du FSV constituaient bien des caisses participant au financement d’un régime de sécurité sociale au sens des Règlement CEE n° 1408/71. Elle avait considéré, reprenant les stipulations du Règlement, que « l’élément déterminant aux fins de l’application dudit Règlement réside dans le lien, direct et suffisamment pertinent, que doit présenter la disposition en cause avec les lois qui régissent les branches de sécurité sociale énumérées à son article 4 » (parmi lesquelles, entre autres, les prestations de vieillesse). La CAA de Nancy rappelait en outre que « l’existence ou l’absence de contrepartie en termes de prestations est dépourvue de pertinence aux fins de l’application du Règlement, le critère déterminant étant celui de l’affectation spécifique d’une contribution au financement d’un régime de sécurité sociale d’un Etat membre ». Toutefois, elle rappelait que la seule circonstance que le produit des prélèvements sociaux soit affecté au financement de prestations non contributives ne saurait suffire à les exclure du champ d’application du Règlement CE n° 883/2004, dès lors que celui-ci stipule expressément qu’il s’applique « aux régimes de sécurité sociale généraux et spéciaux, soumis ou non à cotisations… ». Or, ledit Règlement vise notamment « les prestations qui sont destinées à « assurer la protection spécifique des personnes handicapées, étroitement liées à l’environnement social de ces personnes dans l’Etat membre concerné », qui « sont financées exclusivement par des contributions fiscales obligatoires destinées à couvrir des dépenses publiques générales et dont les conditions d’attribution et modalités de calcul ne sont pas fonction d’une quelconque contribution pour ce qui concerne leurs bénéficiaires ».

Parallèlement, la CAA de Nancy avait saisi la CJUE d’une Question préjudicielle concernant les impositions affectées au financement de la CNSA, à savoir, pour les impositions postérieures au 1er janvier 2016, une part du prélèvement social et la contribution additionnelle. La question posée consistait en l’existence ou non d’un lien pertinent entre l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et la prestation compensatoire du handicap (PCH) avec des prestations de sécurité sociale au sens des Règlements européens.

C’est à cette Question préjudicielle qu’a répondue par l’affirmative la CJUE, dans un arrêt du 14 mars 2019[14], la Cour du Luxembourg ayant considéré que ces prestations sont des « prestations de sécurité sociale », et ce, sans qu’il soit nécessaire de vérifier si elles sont à caractère non contributif, dans la mesure où les conditions suivantes sont remplies :

– D’une part, lesdites prestations sont octroyées aux bénéficiaires en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire de leurs besoins personnels, sur la base d’une situation légalement définie ;

– Et d’autre part, elles se rapportent à l’un des risques visés par les Règlements européens précités.

En d’autres termes, en vertu du principe d’unicité des législations de sécurité sociale, posé par les Règlements européens, tel qu’appréhendé selon les grilles de lecture de la CAA de Nancy et de la CJUE, la situation devrait être la suivante :

– Une personne physique non-affiliée à titre obligatoire à un régime de sécurité sociale français et affiliée à un régime de sécurité sociale d’un autre Etat membre (ou de l’EEE ainsi que la Suisse) ne peut être assujettie à aucuns prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine et les produits de placement qu’elle aurait perçus entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2017.

– Eu égard à un nouveau changement d’affectation du prélèvement de solidarité, dans une telle situation, cette même personne physique ne serait redevable que dudit prélèvement de solidarité à 2%, pour les revenus du patrimoine et produits de placement perçus entre le 1er janvier 2018 et le 31 décembre 2018.

C’est donc un nouveau volet du contentieux De Ruyter qui a été ouvert par la CAA de Nancy, confirmée par la CJUE, et qui devrait permettre à de nombreux contribuables, à commencer par les frontaliers, de demander à l’administration fiscale de revoir sa copie sur les traditionnelles ventilations qu’elle effectuait en cas de demandes de remboursement des prélèvements sociaux indument payés, et par lesquelles elle excluait les parts affectées à la CNSA.

Par ailleurs, le législateur est à nouveau intervenu dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2019 (LFSS 2019), afin de se conformer à la jurisprudence de la Cour du Luxembourg, en procédant à une double refonte :

D’une part, via une réaffectation du produit des prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine et les produits de placement. De fait, si le taux global est resté inchangé (17,2%), lesdits prélèvements sociaux auxquels sont soumis ces revenus à compter du 1er janvier 2019, se décomposent désormais de la manière suivante :

  • CSG à 9,20%, dont 8,60% sont affectés au FSV, et 0,60% à la CADES ;
  • CRDS à 0,50% affectée à la CADES ;
  • Prélèvement de solidarité à 7,50%, intégralement affecté au Budget de l’Etat, et remplaçant les anciens prélèvement social et contribution additionnelle au prélèvement social.

D’autre part, en modifiant les critères d’assujettissement à la CSG et à la CRDS sur ces mêmes revenus. En effet, sont désormais exonérés de CSG et de CRDS, les personnes qui :

  • Relèvent de la législation d’un autre Etat membre, de l’EEE ou de la Suisse, en matière d’assurance maladie ;
  • ET qui ne sont pas à la charge d’un régime obligatoire de sécurité sociale en France.

Néanmoins, le nouveau prélèvement de solidarité à 7,50% resterait dû, étant intégralement affecté au Budget de l’Etat.

Dans ce contexte, à la lecture littérale des nouveaux articles tels qu’issus de la LFSS 2019, un frontalier franco-suisse assujetti à la Lamal, et qui ne serait pas à charge d’un régime obligatoire de sécurité sociale en France, serait mieux loti qu’un frontalier qui opterait pour la CMU, le premier étant redevable que du seul prélèvement de solidarité à 7,50%, tandis que le second serait redevable de l’intégralité des prélèvements sociaux à un taux global de 17,2%.

Cette différence de traitement alors même que la CSG ne contribue plus, depuis le 1er janvier 2016, à un régime d’assurance maladie, aurait pu générer un nouveau contentieux, que l’administration fiscale s’est empressée d’étouffer dans l’œuf. Ainsi, le Ministère des Affaires sociales a très récemment transmis un texte à la DGFIP précisant qu’« il n’y avait pas lieu de distinguer selon que les frontaliers franco-suisses aient opté ou non pour la dispense d’affiliation en Suisse. Dès lors qu’ils relèvent en principe de la législation sociale suisse au regard des règles de répartition des compétences posées par le Règlement (que ce soit pour toutes les branches, y compris la maladie, ou même que par exercice de l’option pour l’exemption en Suisse, ils soient affiliés à la branche maladie en France), ils sont exonérés de CSG et de CRDS ».

Néanmoins, on peut malgré tout s’interroger sur la portée de cet effort de mise en conformité de la législation au regard de la jurisprudence de la CJUE : peut-on y voir l’épilogue de la Saga De Ruyter ?

A l’heure où les cartes sont désormais sur la table, que les règles sont clairement exposées, il convient de revenir aux origines de ces prélèvements, pour pouvoir y répondre. L’ambiguïté sur la nature juridique de ces prélèvements en droit interne, reste une problématique qui mériterait encore des éclaircissements.

En effets, si l’on considère que la CSG et la CRDS ont définitivement le caractère « d’imposition de toute nature » au sens de l’article 34 de la Constitution, l’interrogation est la suivante : dans la situation actuelle, deux résidents fiscaux français ne seraient pas lotis à la même enseigne, l’un étant frontalier et à ce titre ne serait pas assujetti à la CSG/CRDS sur ses revenus du patrimoine et ses produits de placement (donc assujetti uniquement au prélèvement de solidarité à 7,5%), l’autre travaillant en France et étant assujetti à l’intégralité des prélèvements sociaux sur ces mêmes revenus au taux global de 17,2%.

Il conviendrait alors de s’interroger sur l’éventualité qu’une telle situation caractérise une violation du principe à valeur constitutionnelle d’égalité devant l’impôt, par une discrimination à rebours.

A l’inverse, si l’on considère que ces mêmes prélèvements sociaux constituent des cotisations sociales au sens du droit interne, eu égard à la reconnaissance implicite par le législateur qu’ils ont un lien direct et suffisamment pertinent avec les branches de la sécurité sociale au sens des Règlements européens, elles devraient nécessairement ouvrir droit à des prestations de sécurité sociale.

Dès lors, une sortie de cette zone grise semble être l’option la plus pertinente pour mettre un terme, pour de bon, à ce contentieux. Sans quoi, ce « nouvel espoir » apporté par la CJUE, ne serait qu’un sursis avant que l’épopée ne se poursuive jusqu’au « retour du Jedi ».

Alexandre BLANCHARD / Me Michel BROCARD


[1] CJUE, 26 févr. 2015, aff. C-623/13, Gérard de Ruyter

[2] Cons. Const., déc. N° 90-285 DC, 28 déc. 1990, consid. n° 29

[3] Cons. Const., déc. N° 90-285 DC, 28 déc. 1990, consid. n° 8

[4] Caisse nationale des allocations familiales

[5] Fonds de solidarité vieillesse

[6] Caisse d’amortissement de la dette sociale

[7] Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie

[8] CE, 7 janv. 2004, n° 2373954, Martin : RJF 4/2004, n° 375

[9] Cass. Soc., 14 oct. 1998, n° 96-42.439

[10] Cass. Soc., 31 mai 2012, SA Esso c/ Kalfon, n° 11-10.762

[11] CJCE, 15 Févr. 2000, Comm. CE c/ République Française, aff. C-34/98 et C-169/98

[12] CJUE, 26 févr. 2015, aff. C-623/13, Gérard de Ruyter

[13] CAA Nancy, 2e ch., 31 mai 2018, n° 17NC02124

[14] CJUE, 14 mars 2019, aff. C-372/18, Dreyer